mercredi 17 septembre 2014

Le ciel est gourmand

Je serre les poings avec une telle violence, que mes jointures en blanchissent. Je veux crier, mais aucun son ne sort de mes lèvres craquelées. C’est un cauchemar. Il était évident que ça ne peut pas être la réalité. Tous les contours du paysage sont flou, marqués par l’usure et la transparence. J’ai les bras coupés et apparemment, les jambes aussi. Je suis adossé à un arbre, qui a connu de meilleur jour selon moi. Il est tordu et calciné. Ses branches mortes, comme des bras et des mains de squelettes, tendent vers un horizon hostile. Le ciel, si on peut appeler ça ainsi, est troué à plusieurs endroits. Les ouvertures d’un pourpre sombre déversent des éclairs aussi blancs que la neige. Cet endroit me donne la frousse, je veux m’en éloigner au plus vite, me réveiller dans mon lit baldaquin, dans ma chambre et être cette journée si spéciale. Je me lève péniblement tout en m’aidant de l’arbre. Ma peau s’entaille sous l’écorce rêche et tranchante. Je me mords la lèvre inférieure. Un goût métallique glisse sur ma langue.

J’ai envie de pleurer tant ma détresse est immense.

Essoufflée de ce mouvement pourtant simple, je me plis en deux sous l’effet d’un haut le cœur puissant. Je titube sur le sol rocailleux et tombe à genou en recrachant bille et sang. Épuisée par l’effort, je reste dans cette position pour essayer de calmer le battement désordonné de mon cœur. La peur, cette ombre froide, ondule à mes pieds, me caresse la peau de ses doigts glacées. Paniquée, je ferme les yeux si forts, que ceux-ci me chauffent mais je n’en ai cure. Je veux me réveiller. Je veux retrouver ma chambre aux murs lavande, ma robe de bal sur un cintre de ma penderie, ma chatte, rousse, Lily. Qu’ai-je donc pu écouter ou lire avant de m’endormir pour rêver ainsi de ce monde étrange et malveillant.

Je compte jusqu’à dix. Lentement.

Puis, j’ouvre les yeux et réalise que je n’ai pas bougé, que je suis toujours en ces lieux sombres et grotesques. Une fois encore, j’ai envie de hurler mais ma voix meurt sur mes lèvres abîmées. Péniblement, je me remets sur pieds et regarde les alentours. Je dois prendre le contrôle de mon rêve, en devenir la maîtresse, l’unique instigatrice. J’ai lu ça quelque part, il y a si longtemps il me semble.

Je me rends compte que mes pensées s’embrouillent tel un fleuve à l’aube d’une tempête.

Il devient difficile d’assembler des images pour garder vivant les souvenirs. Je dois bouger, ne pas rester inactive. Avoir un but. Marcher. Alors, je fais un pas, puis un autre, ignorant la douleur traîtresse des roches qui s’enfoncent dans la plante de mes pieds et je récite ma vie. J’ai dix-sept ans, j’ai terminé l’école, aujourd’hui, c’est mon bal des finissants. J’ai un frère plus âgé que moi et une meilleure amie. Je suis une fille ordinaire… Un bruit de tonnerre, cesse l’énumération de mon histoire. Je lève les yeux et l’horreur s’impose à moi. Dans ce ciel fragmenté, des images de moi s’y dessinent. Mais ces images, sont si terribles, que je ferme les yeux pour ne pas à les regarder. La peur, de nouveau vient m’étrangler. Je me débats dans ses bras invisibles :

-Non, non, non !

Ma voix, cassée, rauque me surprend. Une autre, beaucoup plus claire mais sadique murmure :

-Regarde, c’est ce qu’il te reste de ta vie.

Et influencée par ce ton aux sonorités ensorcelantes, je lève les yeux vers le livre de ma vie. Ma naissance, le chemin que j’ai pris en grandissant, mes réussites et mes échecs, la longue descente vers l’enfer de l’alcool pour être comme les autres, pour rire comme elles, pour parler comme elles, pour exister comme elles. Mes vêtements de plus en plus courts, les marques sur mes poignets, croquis d’une existence torturée, puis, l’émergence de l’eau, le retour au calme, des bonnes notes et de la réussite. Les images se dissipent doucement dans la noirceur du firmament, remplacées par une voiture qui fonce à tombeau ouvert vers moi. J’ai un mouvement de recul, mais la peur, non la mort, qui s’est maintenant matérialisé à mes côtés, me retient solidement.

Poupée de chiffon entre ses mains glaciales.

-Regarde ! Ordonne-t-elle de sa voix grave. Le ciel est gourmand ma jolie, et toi, tu dois ce soir quitter ce monde pour lequel tu n’as pas su apprécier à temps, sa grande valeur. Tu as eu un accident. Un homme en état d’ébriété t’a heurté mortellement. Tu es dans le coma. Il doit en être ainsi. Ta mort servira de leçon, tu deviendras la croix et la bannière, le drapeau et le martyr. La jolie adolescente qui avait toute la vie devant elle, morte à la veille de son bal des finissants.

Tragique.

Je me débats, mais sa poigne de fer m’enserre sans aucune possibilité d’échappement. Elle ricane à mes veines tentatives de fuites. Soubresaut tardif d’instinct de vivre.

-Tu n’y peux rien belle demoiselle. Tu ne choisies pas. Les dés en sont déjà jetés. C’est maintenant ton dernier acte. Tu tires ta révérence et nous, nous  espérons, que cette fois-ci, le message sera plus clair.

C’est alors que je ressens la douleur dans mon corps et qu’impuissante, je vois le ciel transformé en voiture, m’engloutir.

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