lundi 17 octobre 2016

Ombre et lumière

Thème : Ombre et lumière 
 
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Je marche d’un pas lent, le dos légèrement voûté, mes longs cheveux noirs devant mes yeux. Rideaux voilés d’une vie en jachère. C’est une journée d’automne où le ciel est bas, lourd de nuages gris foncé et de noirceur. Le talon de mes bottes résonne sur l’asphalte jonché de feuilles aux couleurs vives. Je ne lève pas les yeux, de toute façon, il n’y a personne dehors. Ils sont tous chez-eux, au chaud. Heureux.

-Alice !

La voix provient de loin. D’ailleurs. Je ne me retourne pas. Je continue sur le chemin des feuilles mortes, la mélodie du vent ondulant au travers des arbres dénudés. Froid. J’avance, les poings serrés, la morsure glaciale du mois de novembre courant sur mes mains, grimpant le long de mon bras, s'agrippant à mon cou. J’essaye de fermer la porte pour ne plus entendre tous ses reproches, pour ne plus apercevoir briller au fond de ses prunelles bleuâtre, la déception.

-Pourquoi ne peux-tu être normal ? Pourquoi dois-tu tout peindre en noir ?

Parce que j’aime le noir, maman.

Mais je n’ai rien dit. Les mots se sont bloqués quelque part dans ma gorge et ils m’étouffent tandis que je marche vers hier. Vers rien. Mon long manteau effleure le sol, froisse doucement les feuilles sur mon passage. Poussière de néant au souffle rauque.

-Alice, s’il te plait, attend-moi.

Je décèle des notes aigües de supplication dans son ton de voix. De la sollicitude. Comme si j’en avais quelque chose à faire ? Comme si ça m’importait de savoir que tu es derrière moi, à essayer de me rattraper alors que je ne coure même pas. Essayes-tu réellement ? Je relève la tête, un bruit a attiré mon attention, quelqu’un vient vers moi. Il marche vite, la tête rentrée dans les épaules, le regard fixé sur le trottoir. Il ne me voit pas et malgré que je me sois décalé vers la droite, il me percute légèrement. Il lève la tête vers moi, ses yeux remplis de grisaille m’effleurent, me bouscule, me heurte. Bang.

-Alice, Alice, tu m’entends ? Réponds-moi, Alice.

C’est étrange, on dirait que tu tambourines à la porte. Si tu veux réellement m’attraper, tu accéléreras le pas. Je suis juste là, tout à côté de toi, tu pourrais faire un effort, mais tu n’en as pas réellement envie. Ça te plaît bien que maman me déteste comme ça, toi, tu brilles. Tu éblouis. Tu resplendis. Toi, petite fille chérie aux grand yeux marron, aux lèvres pleines et boudeuses, aux cheveux d’un blond indécent et au corps si bien formé. L’été brille dans tes prunelles, n'ai-je jamais eu une chance ? Un ricanement m’échappe, presque un hoquet. L’homme me dévisage, incline la tête de côté et soupire doucement. Il tend la main vers moi, hésitant, et effleure l’os de ma joue.

-Alice, ce n’est plus ton nom.

Je le regarde, hypnotisé et indécise. Il caresse imperceptiblement, de ses longs doigts, mes lèvres craquelées et fendues par le froid. Des larmes fleurissent aux coins de mes paupières.

-Je…

-Alice, je t’en supplie, ne soit pas idiote, ne soit pas égoïste, reviens-moi.

On dirait qu’elle sanglote, comme si je lui causais du tort alors que c’est elle, qui se plaint constamment que je l’effraie, que ma chambre noire lui donne des cauchemars, que mes vêtements lui font honte.

-Pourquoi tout ce noir ? N’aimes-tu pas le soleil ?

Tu me brûles, Luciole, tu me fais mal avec ta lumière, avec ton rire et tes yeux aux teintes éternelles. Je ne danse pas avec toi parce que je ne vois pas ce que toi, tu persistes à essayer de me faire voir. Je n’ai pas tes ailes blanches. Tu consumes chaque ombre alors que moi, je tente sans relâche de les créer pour m’en faire un apparat. Une vie.

-Ce n’est pas important, me dit l’étranger, ce n’est plus une guerre entre l’ombre et la lumière, c’est seulement toi, que toi, jolie inconnue.

Je déglutis et les larmes glissent lentement sur mes joues laissant de grosse traînées noires de mascara.

-J’ai raison de vouloir ?
-Oui.
-ALICE !

Comme si hurler allait changer quoique ce soit. Comme si ça allait rattraper sa main quand elle m’a frappé avec la ceinture. Une fois, deux fois, dix fois. Pas toi, enfant chérie, enfant bénie. Mais moi, Luciole. Le sais-tu, à quel point elle me haït ? À quel point, je lui inspire de la peur et du dégoût. Tu pourrais me prendre dans tes bras et me bercer en essayant de panser mes blessures, en essayant de dessiner des soleils sur ma peau pâle et hivernale, mais rien ne peut dégeler mon coeur. Je tends la main vers l’homme, il la presse doucement. Ça fait du bien. Je sens presque ce qu’est ta vie, Luciole. J’inspire profondément.

-Alice… Alice…
-Luciole…

Ma voix se brise. L’homme me sert plus fort la main, la broie presque. Je sens les os si fins, si fragiles craquer. Il insiste. C’est comme ça, Luciole, ne m’en veut pas. Il me prend dans ses bras, étau polaire autour des vestiges des flamboiements d’hiers. Des promesses murmurées qu’on sait qu’on ne tiendra pas. Je l’enlace et jette un dernier regard derrière moi. Je te vois, Luciole. Tu as réussi, tu m’as rattrapée, tu as défoncé la porte. Ta lumière est à quelques mètres de moi. Si près, mais trop loin en même temps. Tu me regardes, tes yeux perlés de larmes irisées. Tes mains sur mes poignets sont chaudes. Tu ne pourras pas arrêter l'hémorragie. Les ombres sont partout.

-Alice, tu m’entends ?
-Oui, Luciole.
-Pourquoi Alice, pourquoi ?
-Parce que j’aime le noir, Luciole. Parce que je ne savais pas comment apprivoiser la lumière.

Un sanglot secoue son corps. Elle se penche vers moi, je sens la caresse de ses cheveux sur mon visage. Elle dépose son front contre le mien.

-Je suis ta soeur, Alice.
-Tu es ma lumière, Luciole.

L’homme m’enveloppe dans ses bras, m’étouffe graduellement. Mon souffle devient le murmure dans les branches nues. Je m’abandonne à son étreinte mortelle.

-Adieu Luciole.
-Je t’aime Alice.

Dans le ciel, une éclaircie pointe doucement.

Fin.