mardi 17 octobre 2017

Endlessly


Une aurore, parfumée des rêves de la nuit, colorait le ciel à l’est. Un rose, très doux, presque virginal, s’étendait à l’horizon et faisait miroiter la mer qui lentement se dessinait devant moi. J’avais les yeux rouges qui brûlaient légèrement d’avoir conduit presque toute la nuit. Une nécessité, quand le temps ne s’étire plus à l’infini.

Je jetai un rapide regard dans le rétroviseur, tu es endormie, paisible. Ta longue chevelure d’un châtain foncé, couleur que tu détestes, ondule sur tes épaules, tombe légèrement plus bas, là où doucement, on devine l’aube de ta féminité. Presque treize ans. Une femme à en devenir, peut-être. Je serre les dents pour éviter de pleurnicher. J’inspire profondément, serre le volant à m’en faire blanchir les jointures. Je m’humecte les lèvres nerveusement et coule discrètement un autre regard sur toi. Ta poitrine se soulève lentement. En vie, encore, toujours, ma précieuse.

La voiture avale les kilomètres, bientôt, nous aurons les pieds sur la plage et le soleil brillera dans le ciel bleu sans nuage. Tu sais, il y a ces fins que je te racontais quand tu étais enfant. Les contes de fées. Bien, je ne te l’ai jamais dit, mais tu es la princesse de mon histoire à moi, beaucoup plus belle et beaucoup plus forte. En fait, avant de te rencontrer, je ne savais pas que je pouvais aimer autant. Je n’étais pas du genre sentimental. Je ne le suis pas trop encore, sauf quand tu poses les yeux sur moi. Alors là, une agréable chaleur me réchauffe, teinte la vie d’arc-en-ciel, oui, tu me rends comme une guimauve et je ne sais même pas comment protester à ça. Juste un sourire de toi peut changer l’orage en matinée d’été; douce et calme.

Perdu dans mes pensées, je ne remarque pas que tu es réveillée. C’est ta voix enrouée de sommeil qui me fait légèrement sursauter.

-Papa, on est où ?

Tu regardes par la fenêtre, confuse. Tu gigotes sur le siège arrière et une lueur de panique s’allume dans ton regard turquoise piqueté de diamant. La même couleur que l’eau qui se déploie tout autour de nous.

-Papa qu’est-ce qui se passe, pourquoi est-ce que j’suis attachée ? Papa ?

Sa voix grimpe dans les aiguës. Mon silence l’affole davantage, mais j’ai peur de ne pas pouvoir me contenir si je parle. Nous sommes bientôt arrivé et à ce moment, tout chargera. Je la vois dans le rétroviseur se propulser vers l’avant, mais la ceinture de sécurité l’arrête net dans sa tentative. Elle se met à tousser sans pouvoir s’arrêter. Je serre les dents pour m’empêcher d’intervenir, mais je suis terrifié. L’énervement n’est pas bon pour elle, pas dans son état précaire. J’entends encore le médecin, énoncer d’une voix neutre, que ma princesse, ma battante, mon amour, était atteinte de leucémie et qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Qu’est-ce que c’est, plus beaucoup de temps ? Il ne m’avait pas répondu. Au début, comme tout couple solide qui s’aime profondément, on avait fait front, on s’était battu. Puis, Aline a commencé à avoir le regard vide, les larmes intarissables et la critique venimeuse. Elle affolait Claudia plus qu’elle ne l’aidait. Ça lui faisait croire qu’elle allait mourir alors que c’était faux. La princesse ne meurt jamais dans l’histoire. Un soir, j’ai demandé à Claudia de fermer les yeux et d’imaginer un endroit où la vie reste en suspens, où la magie existe et où les princesses vivent heureuses pour toujours et de me dire où était cet emplacement. Elle m’a parlé d’un océan où les vagues s’y brisent à l’infini. Endlessly, papa, qu’elle m’a dit. C’était le mot qu’elle avait appris, dernièrement, en lisant un livre en anglais, car elle voulait apprendre. J’ai parlé avec Aline, je lui ai expliqué qu’il fallait qu’on parte d’ici, qu’on aille vers la mer, là où la vie est à l’infini. Elle a rit et m’a giflé, ses bagues traçant des sillons de mépris sur ma joue et sur mon coeur.

-Parce que tu crois qu’elle va vivre ? À t’elle ricané. Que l’eau peut la sauver de ça, de cette maladie ?

Je l’ai regardé, interloqué, incapable de comprendre ce qu’elle disait, incapable de concevoir qu’elle avait abdiqué, puis, l’orage avait grondé.

-Pa...pa ?

Sa voix brisée me ramène brutalement à la réalité.

-Oui, ma puce ?

-Pourquoi je suis attachée ? Et elle est où, maman ? J’ai peur, papa.

Moi aussi, ma princesse, de toutes mes forces et pourtant, je suis un homme. Même pas un prince, pensais-je amèrement. Il fallait que je t’attache à ce moment-là parce que tu paniquais, mais jamais je ne te ferais du mal, tu le sais, n’est-ce pas ? Voudrais-je lui dire. Je suis heureux, qu’elle ne se souvienne pas pourquoi elle est attachée, pourquoi maman n’est pas là. Je ne saurais pas quoi lui dire.

Elle commence à s’énerver à nouveau, mais elle n’a plus autant de force. Son visage est cendreux, imprimé par cette chienne à la faux lugubre et du sang macule son haut de pyjama. Ses lèvres se décolorent de secondes en secondes, ses prunelles s’embrument d’un voile éthéré.

-Attend, ma puce, on est arrivé, tu vas comprendre.

Je déglutis péniblement, toute ma terreur et ma peine pris au milieu de la gorge. Je fonce vers le sable, percute une barrière en bois qui rebondit sur le pare-brise en lui imprégnant une profonde cisaille. Claudia émet un gargouillis infâme, murmure d’une voix éraillée :

-Je veux maman…

Maman est dans le coffre, ma puce, elle voulait te prendre, t’empêcher de venir avec moi, ici, là où les vagues s’échouent à l’infini sur le sable. Elle ne croyait plus en toi, ni en moi. Il fallait bien que je la fasse taire. Elle me rendait fou. Mais toi, ma puce, jamais, jamais, je ne te ferais du mal. Je t’aime de tout mon coeur. 


Tu es ma princesse.

Je freine une fois rendu sur le sable, à la lisière des vagues, et ouvre ma portière à la volée. Je cours jusqu’à toi, dérape, te prends dans mes bras, ton corps est encore chaud tout contre moi. Je tombe assis, les fesses dans le sable, les pieds dans l’eau, toi dans mes bras.

-Regarde, Claudia, nous y sommes. Regarde, comme c’est beau.

Je n’ai jamais vu un regard aussi fixe, aussi beau, aussi loin que le tien.

-Claudia...

Ma voix se fissure, se brise et des larmes coule sans retenues sur mes joues.

-Papa t’aime, Claudia...

Endlessly.