lundi 19 mars 2018

In Memories

Le grondement du ruisseau est assourdissant. Il couvre le piaillement des oiseaux, le vent dans les feuilles. Pourtant, derrière le rugissement de l’eau, on distingue un bruit. Comme une distorsion. Une brèche dans ce vacarme naturel. Ce bruit est en dissonance avec les autres. Il est irrégulier. Comme un battement de coeur, comme un appel. Un hurlement muet.

Si faible…


***
 
-Allez Amélia, il reste encore trente minutes avant la reprise des cours. Ça va être cool.

-J’sais pas trop, il fait froid.

-Come on !

Gabriel me donne un léger coup de poing sur l’épaule et je chancelle légèrement.

-Ça va te réchauffer… Dit-il, malicieux.

Ses yeux pétillent d’excitation et d'anticipation. Roxanne sourit pour m’encourager. Pourquoi pas après tout ? Mon cours de mathématique me semblera moins pénible. Puis, ce n’est que pour rigoler. Tout le monde le fait, je le sais. J’ai déjà vu David arriver en classe en titubant. Il avait du mal à rester droit pendant le cours et il ne cessait de pouffer de rire. Le prof avait fini par le sortir et il avait eu une retenue. Je crois que je saurai mieux m’en sortir. Je ferai attention. Puis, je n’ai pas envie d’être la reloue de service.

-D’accord, allons-y !

-Ha ! Tu es génial, Amé.

Gabriel ébouriffe mes cheveux et je sens mon coeur faire une loupe dans ma poitrine. Je tousse pour masquer ma gêne. Depuis quelques temps, j’ai remarqué que Gabriel avait changé. Pourtant, je le connais depuis trois ans, mais il y a peu, il m’est apparu sous un nouveau jour. Plus grand, plus musclé, plus drôle, plus... beau. Il a cette lueur dans ses yeux gris qui me transperce chaque fois qu’il me regarde. Comme si j'étais là septième merveilles du monde. Je n'ai jamais ressenti cela auparavant. Cette chaleur au creux de mon ventre. Ce chatouillement, comme si l'aile d'un papillon m’effleurait doucement. J'ai envie de le voir. Tout le temps.

Chaque fois qu'il me touche, un courant électrique traverse mon corps et des frissons apparaissent sur mes bras. J'ignore ce que tout cela signifie, je n'ai jamais rien ressenti de tel auparavant. Comme si le fait d'avoir quatorze ans m'avait propulsé dans un autre univers. Un monde de sensations nouvelles. Ce n'est pas désagréable, loin de là. C'est seulement déroutant. Avant je ne me préoccupais pas de mon apparence, mais à présent je suis constamment à replacer les mèches de ma longue chevelure brune que je trouve terne. D'ailleurs, je dois penser à prendre rendez-vous chez le coiffeur pour mettre un peu de pep là-dedans. J'ai envie que Gabriel me trouve jolie. Je souris à cette pensée et Roxanne me donne un coup de coude. Elle se penche à mon oreille et chuchote :

-Il est plutôt mignon Gabriel, tu trouves pas ? Je pense qu'il t'aime bien. Il va surement t'inviter au bal de fin d'année.

-Qu'est-ce que vous marmonner toutes les deux ? Demande Alice, suspicieuse.

-C’pas de tes affaires. C'est entre ma meilleure amie et moi.

Elle me prend le bras et continuant à murmurer, elle me dit :

-Si jamais vous allez plus loin que les préliminaires, tu me le dira, hein ? J'aimerais tellement savoir c'est comment le sexe.

À ce mot, comme s'il avait pu entendre, Gabriel se retourne vers moi et je sens mes joues rougir violemment. La chaleur se répand dans tout mon corps et m'embrasse. J'ai la sensation d'être une torche vivante qui va se consumer sur place. J'ai besoin d'air frais et vite.

-Alors, on y va ? Dis-je pour cacher mon embarras.

Notre petit groupe se met en branle et je fusille Roxanne du regard. Elle me sourit, l'air innocent. Je la vois prendre son téléphone et quelques secondes après, la sonnerie du mien se fait entendre. Je regarde son message s'afficher sur l'écran.

-Je suis sérieuse, je veux tous les détails croustillants.

Je lui envoie une smiley qui tire la langue et ferme mon téléphone. Nous nous dirigeons vers l'arrière de l'école, près du bois. La journée est plutôt clémente pour un mois de février, mais comme je n'ai que mon blouson par-dessus mon uniforme, je frissonne légèrement. J'entends le bruit d'une canette qu'on ouvre et Gabriel s'avance vers moi et me tend le breuvage alcoolisé.

-Ca t'aidera à te réchauffer...

Il me fait un clin d'œil et un sourire se dessine sur ses lèvres faisant apparaître une fossette sur sa joue droite. Je bois une longue gorgé pour me donner une contenance. Le liquide est tellement sucré que je détecte à peine le goût de l'alcool. C'est plutôt bon et les couleurs criardes de la canette sont chouettes. Elle me fait penser au baume à lèvres de chez Maybelline, les Babylips. Nous arrivons dans une clairière et nous prenons place sur des roches plates. Alice sort d’autres canettes de bières de son sac à dos et les distribuent à chacun de nous. Ayant déjà terminé celle que Gabriel m’a offerte, j’en accepte une autre. J’apprécie la sensation de chaleur et de détente que je ressens au fur et à mesure que je bois la boisson. Roxanne est assise près de moi et a posée sa tête sur mon épaule. Gabriel, l’air ailleur, caresse lentement ma paume de son pouce. Je ferme les yeux pour laisser le soleil caresser mon visage. Plus je m’enivre, plus je me sens en paix. Quelques minutes s’écoulent pendant lesquelles nous restons ainsi à ne rien dire, à savourer nos bières et le moment d’être ensemble avant de devoir retourner en classe. Au loin, un oiseau cri.


***
 
Ils piétinent les feuilles mortes, laissant des empreintes de semelle sur la neige mouillée. Traces éphémères qui mourra avec le soleil de demain. Les branches des arbres nues dansent sous l'assaut du vent. Ils ajustent écharpes et capuchons. Leurs yeux expriment ce que les mots ne peuvent pas dire. Ils n'entendent pas. Son coeur fait : boum…..boum…………….boum. lent, tellement lent.

Elle a les yeux clos. Elle rêve au printemps.

Le ruisseau pleure.


***
 
Ma vision est brouillé, comme si quelqu'un avait mis un voile devant mes yeux. Mon corps est engourdi par l'alcool. J'ai le fou rire, mais j'ignore ce qui me fait tant rigoler. Mes amis se lèvent et ramasse les vestiges de cette petite beuverie. Je les imite, mais tout à coup le monde est devenu un carrousel de fête foraine. Je chancelle dangereusement, mais Gabriel, me retiens par le coude.

-Est-ce que tu vas bien, Amélia ?

L'inquiétude perce dans sa voix.

-Ça va… C'est simplement que les arbres semblent danser la saramba.

Gabriel raffermit sa prise pour m'aider à tenir debout. Je lui en suis reconnaissante. Je ferme les yeux quelques secondes pour tenter de calmer mon tourni.

-Allez, on s'active tout le monde, sinon on va être en retard pour nos cours.

Alice prend la tête de notre petit groupe et ouvre la marche sur le chemin du retour. Nous n'avons pas fait dix pas que tout ce que j'ai ingurgité fait pression sur ma vessie. Je ne pourrai jamais attendre jusqu'à notre arrivée à l'école.

-Partez sans moi, je dois…. Je dois aller faire pipi…

-Tu rigole ? S'écrie Alice. Ça ne peut pas attendre ?

-Amélia, fait un effort m’implore Roxanne. On est presque arrivé.

-Ne m'attendez pas, Je vous rejoins après.

-Je vais rester avec toi dit Gabriel de sa voix douce. Partez devant, vous autres.

Mon cœur s'emballe à nouveau. Il est si attentionné, ça me rend heureuse. Cependant je ne peux pas le laisser avoir une retenu par ma faute, ça serait injuste.

-Je te remercie Gabriel, mais ça me gêne trop si tu reste là.

-Tu es certaine ?

Il semble hésiter.

-Mais oui, ne t’inquiète pas. C’est l’affaire de quelques secondes. Si j’ai de la chance, j’arriverai à temps.

-Moi, je me casse. Je n’ai pas envie d’avoir une autre retenue ce mois-ci, mes parents vont me tuer. Gromelle Alice.

-Amé ?

Roxanne m’interroge du regard.

-Tout va bien, les amis. Dis-je en riant. Je suis à cinq minutes de l’école. Je ne vais pas me perdre.

-On se voit plus tard, alors.

Roxanne me fait signe de la main et trottine derrière Alice pour la rattraper. Gabriel s’approche de moi et lentement, se penche vers mon oreille et chuchote :

-Ne t’avise pas de te geler le derrière dans cette neige.

Il me fait un clin d’oeil et dépose un baiser sur ma joue. Je sens un ras de marré m’envelopper. Il prend ma main, la serre doucement et court rejoindre les autres.

Au creux de ma paume, je sens un bout de papier.


***
 
Tout le monde en parle. Les journalistes à la télévision, les médias sociaux, les journaux… Des reproches silencieux sont formulées. Les remords comblent les silences. Personne ne sait. Tous cherchent. Les arbres inclinent leurs branches nues. Ils voient, mais ils ne savent pas comment le dire. Ils n’ont que le vent pour parler et les gens n’écoutent pas. La chaleur, doucement, s’évapore. Trois jours. Une éternité dans les méandres de ce bois. Tout près, l’eau gronde. Mugit. Un rythme effréné en divergence de ce silence de plus en plus long. Les oiseaux se taisent.

La nature inspire.

***
 
Je regarde le bout de papier et lis ce qui est inscrit.

«Voudrais-tu m’accompagner au bal ?»

Une simple phrase, sans fioriture, écrit à la main, comme dans l’ancien temps. Je souris de plaisir. Mon coeur déborde de joie. Je me sens tellement chanceuse, tellement jolie, tellement forte, à cet instant précis. J’ai l’impression que je pourrais conquérir le monde, que je pourrais sauter dans le vide et voler de ces ailes qui me poussent dans le dos. Le cours de mathématique me semble tout à coup beaucoup plus supportable. Je me dirige vers le ruisseau qui bruisse légèrement. Le boisé est calme. Derrière les nuages, un rayon de soleil éblouissant se fraye un chemin et perce le ciel grisâtre. Pendant une fraction de seconde, le monde devient une gigantesque lumière incandescente.

***

Pendant une fraction de seconde, le temps se suspend. La boucle de la vie s’étire, devient éternelle.

Une fraction de seconde.

***
Amélia, elle expire une dernière fois.



***À la mémoire d’Athena Gervais.

FIN.