lundi 26 juin 2017

Dernier souffle

-Tu te dégonfles ?
-Il n’y a que les ballons pour se dégonfler, moi, je doute.
-Pas moi.

Un silence lourd, pesant, opaque, prenant tout l’espace entre nous, mangeant ta lumière et absorbant mes souvenirs, inhalant le lien qui un jour nous était si précieux, s’installe avec éclat et douleur. Un coup imaginaire. Un affront de plus.

Est-ce que tu es toujours là, mon amie ? Ou es-tu perdue, déjà, loin dans les bras de ton désespoir ?

-Ne te souviens-tu pas, Marissa, des jeux qu’on inventait ? Des faveurs que je te faisais en te laissant toujours être la princesse. En te laissant gagner. Toi, si belle, si intelligente.
Ne te souviens-tu pas que je te consolais, quand il n’y avait personne d’autre ?

-Pourtant, aujourd’hui, tu m’abandonnes, tu recules, toi, ma meilleure amie, ma soeur de coeur.

-Et si je pouvais tout réparer ? Recoller tes morceaux brisés, comme avant, tu sais, quand nous étions les deux mêmes face d’un tout ? Quand je te disais : juré, craché, pour la vie.

Un rire méprisant lui échappe, ricoche sur mon coeur, lacère une partie de nous. Fracture de deux vies qui cherche à comprendre sans rien laisser. Déjà trop donné.

-Tu aurais dû me le dire que tu te désistais, hier, quand nous avons écrit ce chemin, toi et moi. Ça ne voulait rien dire, toi et moi ? Tu te moquais ?

Ses attaques sont autant de lames mortelles que l’acte en lui-même. Je la regarde, s’énerver, se battre contre moi, contre elle, contre le monde qui nous a abandonnés. Deux épaves, l’une avec moins de trous, l’une qui essaye de tirer l’autre désespérément vers la rive.

-Comment te sens-tu, Lisabelle, en sachant que tu renonce à nous ?

-Je n’abandonne pas…

Elle hausse un sourcil, arrogante.

-Tu crois que tout à coup, tu as tout compris ? Tu te sens supérieure dans le rôle de la sauveuse, Lisabelle ? Ça te fait tripper ?

Elle avance, menaçante, les yeux chargés de colère, deux iris noirs, des puits de souffrance accumulée.

Elle lève la main, je ferme les yeux.

Une trahison inacceptable.

Elle me gifle violemment. De toutes ses forces, de toutes ses rancoeurs qui lentement font le poids dans la balance de la fin.

-Chienne.

Ma joue est marquée de feu et de sang. De détresse aussi. La sienne et la mienne, pour des raisons maintenant opposées. J’ouvre les yeux, rencontre son regard bouleversant d’amour et de haine. D’envie aussi. De vivre.

-Marissa…

Elle recule, dessine un chemin à sens inverse, vers la noirceur.

-C’était supposé être notre futur, Lisabelle, notre projet à nous. Tu as tout gâchée.

J’ouvre la bouche pour parler, mais elle me lance un regard dur, meurtrier.

-Tu crois que tu seras heureuse ? Tu crois que la vie te fera un cadeau, alors qu’en dix-sept ans, elle ne t’a que ballottée entre familles d'accueilles, beaux-pères alcooliques, mères aveugles sur les agissements de ces fils trop entreprenant. Qu’est-ce qui s’est passé, Lisabelle, pour que tu décides de ne pas me choisir ?

-Marissa, c’est pour toi que je le fais, c’est pour te donner la chance que tu n’as jamais eue…

Elle cracha par terre et d’un élan rageur, frappa dans le mur à s’en briser les jointures.

-Tu es amoureuse.

Cela tombe comme un couperet. Une sentence qui n’aura pas de fin heureuse. Je me raidis.

-Marissa…

Ma voix est pitoyable. Un aveu. Elle ne bouge pas, des filets de sang serpentent sur ses doigts allant s’écraser sur la moquette.

-Je ne peux pas t’abandonner, Marissa. S’il te plaît, au nom de tout ce qui nous a toujours unis, donne-moi ta vie et je t’aiderai à voir la lumière…

Elle se retourne et les larmes sur ses joues empourprées me coupent dans mon élan, broie mon coeur en miette. Ses yeux sont résignés. Elle a déjà abdiqué, elle est déjà un peu morte. Je suffoque, paniquée. Je m’avance vers elle, décidée à la sauver malgré elle. Décidée à tout tenter, pour la faire dévier du chemin mortel sur lequel elle s’est engagé. Elle me laisse approcher, la toucher doucement. Je la prends par les épaules, appuis mon front sur le sien, chuchote des mots réconfortants, des mots gorgés de cette lumière qui lui fait cruellement défaut. J'embrasse ses yeux, ses lèvres, je l'entends soupirer, j'oublie que ce n'est qu'un sursis qu'elle m'accorde. J'oublie qu'elle est Marissa et elle le sait. C'est la froideur du métal qui me ramène brusquement à la réalité. La sienne, celle qu'elle ne veut plus lâcher.

-Et si je te tuais, Lisabelle, et qu'ensuite, je m'enlève la vie, que pourras-tu faire contre ça ? Tu n'as jamais eu le pouvoir, ni celui de vie sur moi ni celui de ta mort. Tu ne possèdes que des chimères, des confettis de cendre.

Elle est très droite, très fière face à moi, sa soeur maudite. Elle ne tremble pas et son index est posé sur la gâchette de l'arme sur ma tempe. D'où la telle sortie, d'ailleurs ?

-Te sens-tu forte de tes nouveaux espoirs ? Suffisamment pour me jurer que tu ne craqueras pas, demain, sur mon cercueil ?

Mon souffle est saccadé, désorienté. Je cherche un port d’attache dans ses prunelles glaciales, mais ne retrouve que de la détermination. L’équilibre est rompu.

-Tu n’oserais pas, dis-je dans un filet de voix. Un murmure dans le vent, déjà perdu.

-Comment savoir ? Je te croyais mon amie et vois où cela nous a menées. Maintenant que tu as peur, tu me fais du chantage... C’est d’accord, je vais te donner un os, Lisabelle, parce que je t’aime. Je vais t’offrir ce que tu désires le plus, ma vie. C’est toi qui choisis. Ou tu me la prends, ou je me l’enlève moi-même.

-Tu es cinglé, Marissa, je ne peux pas faire un tel choix.
-Ha, non ? Parce qu’hier, pourtant, tu le pouvais. À moins…
-Non.
-Non ? Tu as menti, Lisabelle, tu n’as jamais eu l’intention d’accomplir ce pacte, tu t’es parjuré devant moi. Tu as promi, juré, craché et pourtant…
-Parce que je voulais te sauver.
-Me sauver de quoi ?
-De toi.
-Oh, Lisabelle, cesse de mentir.
-Marissa…
-Ce n’est pas moi, que tu voulais sauver, Lisabelle, c’est toi.

Elle appuie plus fort sur ma tempe, déterminée. Nous avons traversé chaque moment de notre vie ensemble. Je lui ai tout donné, je me suis asservie pour voir naître un sourire sur ses lèvres, pour l’entendre rire. Je me suis effacée pour qu’elle puisse briller et c’est dans sa lumière, que peu à peu, j’ai sombré. Alors que je croyais qu’elle s’élevait, qu’elle traversait les paver de la mélancolie pour rejoindre l’arc-en-ciel, elle trébuchait, elle aussi. Sa lumière était factice et au final, toutes les deux, nous avons été piégées, jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un. Jusqu’à ce que je trouve la vraie lumière. Alors j’ai voulu la lui montrer, j’ai voulu la sauver, nous sauver, mais je me rends compte que c’était de la pire des manières. Elle le sait et elle me le fera payer.

-Choisi, gronde-t-elle.
-Non.
-Lisabelle, ne me pousse pas à t’obliger.
-Il y a d’autre moyen, Marissa. Tu peux aller mieux, tu peux être heureuse !
-Écoute-toi, Lisabelle. Tu es pathétique. Tu n’es plus la soeur, l’amie que j’ai aimé, qui me comprenait et que je comprenais. Tu es aveuglé par des artifices, mais quand tu retrouveras la vue, il ne te restera rien à quoi t’accrocher. À présent, choisi.
-Je ne peux pas, Marissa.

Ma voix est brisée. Je n’ai que dix-sept ans, j’ai vécu tant de moments tristes et cruels, mais aujourd’hui, j’ai envie de goûter à autre chose. J’ai envie d’essayer. Je voudrais tellement qu’elle me suive, je ne peux imaginer poursuivre sans elle et pourtant, je ne peux pas lui ravir son étincelle, malgré qu’elle ignore sa présence en elle. Il faut qu’elle soit là, pour qu’elle m’accompagne à l’autel, un jour, pour qu’elle me tienne la main, quand j’aurai un enfant, pour me consoler, quand je serai épuisée et dépassée. J’ai besoin de ma meilleure amie. Je vais la sauver contre elle-même, je sais que je le peux. Cette histoire ne se finira pas ainsi, j’ai tant de rêves, je veux les lui partager.

-Marissa…

J’ai entendu le déclic du chien qui s’arme. Je crois que je n’ai pas compris, j’ai coulé un regard vers elle. J’ai vu ses yeux. Tout se vide. Ils m’ont happé. C’était ça, alors, la mort. 


                                                                             ***
 
Je te tiens la main, Lisabelle, tu n’es pas seule. La vie t’aurait abandonné, moi, jamais. Je contemple les milliers de soleils dans tes yeux et il se reflète dans les miens. Enfin, je vois la lumière. Nous sommes libres, Lisabelle.

FIN.