mercredi 27 juin 2018

La mort en sandale



-Ha, bravo ! Tu es fière de toi à présent ?

Je baisse les yeux, contrite.

-Ce n'est pas tout à fait ce que je pensais qu'il allait se passer, tu sais.

-Penser, penser, personne ne t'a demander de penser, il fallait juste exécuter.

Elle me fixe, furieuse. Bon, c'est vrai, j'ai peut-être manqué un peu de pragmatisme sur ce coup. En même temps, on ne m'avait pas dit qu'un corps pouvait peser si lourd. Avoir su, je n'aurais pas mis mes tongs. 

-Alors, tu vas te bouger, oui ou non ?

-Je fais ce que je peux, je te signale. Ces chaussures me font un mal de chien.

Je jette un regard à mes pieds et laisse échapper un cri strident qui se réverbère sur les murs. À mes côtés, Chastity sursaute violemment et laisse tomber le corps qui fait un “ploc” sourd en s’échouant au sol.

-Bon dieu, Lana, qu’est-ce qui te prend de hurler comme ça ?

-Du sang, dis-je, dans un filet de voix, les yeux exorbités et le teint pâle, j’en suis certaine.

Chastity soupire bruyamment. Je la vois se masser l’arrête du nez. Elle inspire lentement et ouvre les yeux.

-Où ça ?

Son ton calme ne me trompe pas. Je la sens exaspérée. Je ne comprends pas pourquoi.

-Là, dis-je en pointant mon pied droit. La courroie de la sandale m’a pété le pied, je vais les tacher et elles m’ont coûtées trois cent balles….

Une larme perle au coin de mes yeux.

-Ça ? S’écrit Chastity. Tu as payé ça, trois cent dollars, mais tu es folle, ma parole. Ce n’est que du plastique blanc avec une fleur de tournesol sur le dessus.

-C’est une rose, en fait, pour la sortie du film…

-Je m’en fiche, me coupe-t-elle brusquement. Tu as quand même claqué trois cent balle pour du plastoc…

-Bien… Pour être tout à fait franche avec toi, je ne les ai pas encore payées. Je comptais sur ce boulot pour me rapporter de l’argent vite fait bien fait.

Je lui souris de toutes mes dents pour essayer de cacher le fait qu’on était un peu dans la bouse de chats si on n'arrivait pas à déplacer le corps de cette foutue salle de bain.

-Et tu t’es dit que c’était une bonne idée de les essayer aujourd’hui ? Spécialement aujourd’hui, pour exécuter ce boulot qui justement, est censé les payer ? Tu as eu toute seule cette magnifique, cette brillante idée, ou tu as été aidé par quelqu’un ?

-Bah, oui ! Si je ne les aime pas, je veux pouvoir les rapporter au magasin. Tu crois que je vais garder des tongs que parce qu’elles sont désignés par Louboutin ?

Chastity lève les yeux au ciel et soupire à nouveau.

-Bon.

Je souris, une fois de plus, de toutes mes dents. Je me sens comme l’âne dans Shrek. L’air frais, de la ventilation me fait mal aux gencives. Je salive abondamment, mais garde la pose fièrement. Ça va marcher.

-Est-ce que tu peux marcher ?

-Non !

-LANA !

Je souris derechef. C’est mal barré, je le sens.

-Enlève tes putains de chaussure et tu vas y aller pieds nus. On a plus le temps de tergiverser, on est déjà plus qu’en retard sur le planning. Le corps doit être dans le jardin à dix-neuf heures et il est plus de dix-huit heures trente. Je te rappelle que c’était TON idée.

-Je pensais que ça allait être marrant… Toi, moi, un petit boulot rapido, presto, qui rapporte un beau montant…

-Tu aurais dû mieux te renseigner sur les conditions de travail… Et demander, surtout, si c'était un homme ou une femme, le cadavre.

-Je ne suis pas certaine que ça aurait fait une grosse différence, dis-je pensive.

-En tongs, clairement ça n’en fait aucune, s’énerve-t-elle.

Je pince les lèvres vexée.

-Bon, je me fiche de comment tu t’y prends, mais on y va. Allez, attrape les pieds, c’est plus simple et facile à transporter.

Je ploie bien les genoux pour attraper les pieds sans me casser le dos.

-J’y crois pas, tu as mis ma petite culotte en dentelle rose ? Ma PRÉFÉRÉE ? Celle avec écrit Bitches sur le derrière ?

-J’ai un rendez-vous, ce soir, après ce boulot, dis-je lentement, et tous mes sous-vêtements sont au sale, que voulais-tu que je fasse ?

Chastity inspire profondément et je vois qu’elle fait un effort pour ne pas exploser. Je ne comprends pas pourquoi elle en fait des tonnes.

-On va en reparler, dit-elle doucement, ce qui me fait dresser les cheveux sur la tête.

Elle se met à avancer à reculons pour sortir de la salle de bain qui est littéralement imprégné de sang sur les murs et le plafond. Pas le mien, malgré la plaie à mon pied. En sortant, elle manœuvre un tournant serré et n’ayant pas la même dextérité qu’elle, la tête se fracasse contre le mur et lui imprègne une légère poc.

-Oups !

Chastity me fusille du regard, mais ne dit rien. Elle poursuit sa route à reculons et je vois des perles de sueur sur son front dû à l'effort qu'elle déploie. Je suis admirative, elle se donne beaucoup. Nous sommes enfin dans l'escalier qui mène au jardin. Nous arrivons au bout de nos peines. Tout se passe bien finalement. Il ne nous reste plus qu'à déposer le corps sur la pelouse au milieu des fleurs et d'un bac à sable. Sincèrement, j'espère que ça ne sera pas là la fillette de huit ans qui sortira la première. Des chances qu'elle soit traumatisé à vie. Chastity lâche notre encombrant paquet et se masse le dos.

-On se casse. Allez Lana, je veux mon fric. Toute suite. 

Nous nous retournons d'un même mouvement et tombons nez à nez avec la femme du défunt. Pendant quelques secondes, nous nous regardons sans rien dire. Puis, je lâche un rire nerveux. C'est à ce moment que la dame se met à beugler plus fort qu’un âne qui ne veut pas avancer.

Et c’est le chaos.

***


-Écoutez, mesdemoiselles, je veux bien faire un effort pour vous aider, mais il va falloir me donner un peu plus de détails et surtout, un bon numéro de téléphone.

À ces mots, Chastity se retourne vers moi, ses yeux gris brillants de colère retenue.

-C’est pas possible, ça, Lana. Combien de numéro de téléphone ce mec t’a laissé ?

-À vu de nez, je dirais une trentaine.

Elle lève les yeux au ciel.

-Et tu ne t’es pas dit que c’était louche ?

Je l’ignore délibérément et me retourne vers le policier.

-Vous pouvez essayer celui-ci ?

Il marmonne dans sa barbe et compose le numéro. Aucun abonné. Je tente un sourire penaud, mais Chastity, visiblement à bout, se lève d’un bond et me saute à la gorge. Dans son énervement, elle nous fait tomber toutes les deux.

-J’en ai marre de toi et de tes sales plans foireux. Comment comptes-tu nous sortir de là, hein ?

J’ouvre la bouche pour protester, mais elle me devance en hurlant :

-Ne dis rien, à cause de toi, on est dans la merde jusqu’au cou…

-Mesdemoiselles, s’interpose le policier. Ça suffit.

Il agrippe une Chastity complètement hystérique et l’éloigne de moi. Je me relève tranquillement et aperçois mon reflet dans la glace. Mes cheveux sont en épis sur ma tête et j’ai des égratignures sur les joues. C’est fini, je ne pourrai jamais aller à mon rencard avec cette tête-là...

-Assoyez-vous toutes les deux et je ne veux plus vous entendre crier sinon, je vous passes les menottes.

Chastity croise les bras sur sa poitrine et détourne la tête.

-Bon. C’est mieux. Maintenant, reprenez tout à zéro. Il y avait ce mec qui vous a proposé de mettre un cadavre dans le jardin…

-Il fallait aussi mettre du sang dans la salle de bain, beaucoup de sang. Vous voyez, il y a deux jours, j’ai vu cette petite annonce dans le journal. Ça disait qu’ils avaient besoin de bras forts pour transporter un corps contre une belle somme. Trois mille dollars, pour être exacte.

Le policier me regarde de haut en bas, puis, fronce les sourcils.

-Et vous avez appelé en vous disant que vous étiez la candidate idéale ?

-Bien sûr.

Chastity renifle avec mépris, mais je décide de ne pas y faire attention.

-J’aime bien jouer des tours…

-Des tours ? Répète platement le policier tout en écrivant sur son calepin.

N’y tenant plus, Chastity explose.

-Oui, des tours, M. le policier. Cette idiote, a crû que ça serait amusant de mettre un cadavre dans le jardin pour faire, faire une crise cardiaque à l’ex du client. Je ne vous raconte pas la mise en scène qu’il fallait exécuter et le panneau qu’on a dû écrire :

-Joyeuse St-Valentin, ma biche.

-Donc, résume le policier, c’était une blague. Une très mauvaise blague. Ce n’est pas un vrai cadavre…

-Oh, mais qu’est-ce que vous croyez, à la fin ? Est-ce qu’on a l’air des tueuses ? Regardez-là, dit ma soeur avec arrogance, vous croyez qu’elle est assez futée pour ça ? Non, bien sûr que non, elle est tout juste bonne à se présenter pour un contrat salissant en tong…

-Oh mon dieu ! Je m’écris tout à coup.

-Qu’est-ce qui se passe, encore ?

-J’ai laissé mes sandales sur les pieds du cadavre…

FIN.