jeudi 12 janvier 2017

Il n'y aura pas de neige cette année

Son rire d’enfant, joyeux et libre, me parvient d’en bas. Je m’approche lentement de la fenêtre, pose ma main sur le carreau et contemple la scène qui s’ouvre devant moi. Trois enfants, dont ma petite Alice, joue à saute-mouton. C’est la veille de Noël et un léger tapis blanc recouvre l’herbe de la cour. Cependant, la clémence de la température permet aux enfants de jouer légèrement vêtu. Alice ne porte qu’un bonnet avec un pompon rose, des mitaines de la même couleur et une écharpe d’un blanc laiteux. Les immenses arbres aux branches dénudées et constellées de paillettes scintillantes surveillent d’un oeil attentif le jeu des enfants. Le ciel est gris foncé, gorgé d’espoir de neige. En bas, la radio chante des notes joyeuses et festives que Guillaume reprend de sa voix chaude mais fausse. Je sens l’odeur de gâteau. Je soupire d’aise.

Je me détourne de la fenêtre et remets en place le voilage violet. Alice aime cette couleur. Toute sa chambre est violet et rose. Une chambre d’enfant à qui on ne peut rien refuser. J’ouvre un tiroir de sa commode et dépose dans la valise des bas et des sous-vêtements. Ensuite, je m’attaque à ses robes et ses ensembles. Chaque morceau me plonge dans un souvenir du moment où je lui ai acheté. Il me semble que c’était hier, que je riais encore avec elle dans mes bras.

Je jette un dernier coup d’oeil par la fenêtre pour m’assurer que tout va bien, qu’il n’y a pas de danger. Les trois enfants s’amusent toujours. Alice court derrière sa meilleure amie. Ses magnifiques boucles rousses virevoltent derrière elle. J’entends son rire résonner contre les arbres nus. Au milieu de notre jardin, ainsi vêtu, elle ressemble à une petite fée des bois.

Ma petite fée, mon petit miracle.


Je referme la valise doucement. Clic, clic. La nuit tombe lentement sur la rue et les lampadaires s’allument un à un projetant une lumière orangée sur les trottoirs lisses. Les voisins branchent leurs décorations de Noël et des clignotements multicolores crèvent les ténèbres grandissantes. Je déglutis péniblement et prends la petite valise que je serre fort contre mon coeur. Je lève les yeux vers le mur au-dessus de son lit.

-Chéri, est-ce que tout est prêt ? Je vais aller chercher Alice dans cinq minutes.
-Tout est parfait, elle va adorer. Viens voir le gâteau, il y a une licorne dessus.

Je ris et descends à la cuisine où Guillaume m’attend. Il a de la farine sur les joues et le comptoir ressemble à un champ de guerre, mais sur la table, trône fièrement le gâteau qu’il a concocté pour l’anniversaire de notre fille. Je souris bêtement, le coeur léger.

-Je vais aller la chercher. Tu as ses cadeaux ?
-Oui, juste ici. Elle va adorer.
-On la gâte trop, n’est-ce pas ?

Il me regarde tendrement et me prend la main.

-Il le faut bien.

Il me fait un clin d’oeil et j'acquiesce en silence tout en me dirigeant vers la porte d’entrée.


Sur une bannière violette avec un fond blanc, il y est inscrit : Tu es tant aimé. Mon coeur se gonfle dans ma poitrine d’un amour immense et douloureux. Je me détourne et descends vers le salon. Guillaume m’y attend. À ses pieds, des cadeaux d’anniversaire. Nos regards se croisent.

J’ouvre la porte d’entrée et je remarque que les sons de leurs voix proviennent d’en avant. Ils se sont déplacés pour admirer les décorations qui s’allument une à une. Je frissonne légèrement sous une violente bourrasque de vent. Je lève les yeux vers le ciel et contemple les premiers flocons de neige tomber. En quelques secondes, plusieurs autres se mêlent au vent et dansent violemment avant de s’écraser au sol. Je suis hypnotisée par le ballet élégant et étincelant de la neige. Je songe que demain, nous pourrons aller jouer dans la neige avec Alice. Je me détourne de ce spectacle pour appeler ma fille.

-Tu es prête ?

J’ai envie de dire non, mais je ne trouve pas la force d’articuler un mot. Il tend la main pour prendre la mienne, mais je recule d’un pas. Il lève les yeux vers moi, je déglutis. Il est grand et se tient très droit. Son costume, trois pièces, sans aucun pli, est très élégant. Il est beau et je sais que je l’aime, mais je crois que je l’oublie souvent.

C’est arrivé vite. Une seconde suspendue dans le temps où le rire d’Alice résonna à l’infini, rebondissant de lumières vertes à lumières rouges à lumières bleues à lumières blanches. J’ai tourné la tête vers elle, pour la regarder. Son visage enfantin, ses joues d’un rose vif, ses yeux verts éclatants. Ma fille. Elle a ouvert la bouche en m’apercevant et m’a fait un signe de la main.

-Maman !

Puis, il y a eu ce cri muet et seulement une énorme lumière blanche sur quatre roues embusquée dans le buisson de l’entrée. Sur la route, des traces de pneus qui dérapent. Sur son coeur, des traces de vie qui s’échappe.

Guillaume ouvre la porte de l’entrée et nous sommes accueillis par une brise fraîche. Je ne tourne pas la tête vers la droite, là où il n’y a plus de buissons. Ça fait un an, que je ne regarde plus. Je serre à nouveau la valise et mes jointures blanchissent de cet effort. Nous embarquons dans la voiture et roulons en silence pendant tout le trajet qui est relativement court. Une fois arrivée, je le laisse me prendre la main. J’ai froid, mais plus rien n’arrive à me réchauffer. Je suis injuste, je le sais et pourtant, je persiste à ne pas m’ouvrir, à rester emmurée dans mon silence et ma peine. Comme si je monopolisais la douleur à moi seule, comme si c'était seulement ma perte. Nous arrivons devant elle. Guillaume s’assoit par terre, en indien, et le contraste de sa pose avec son costume, me fait un drôle d’effet. Il dépose les cadeaux devant elle et lui chuchote :

-Joyeux anniversaire.

Une larme glisse doucement sur sa joue. Je m’approche de lui et m'assois à mon tour. Je dépose délicatement ma tête sur son épaule et regarde le ciel. Il suit mon mouvement.

-Il n’y aura pas de neige cette année, dis-je doucement.

Il presse ma main très fort et tous les deux nous déposons un baiser sur la pierre froide.
 
FIN.