samedi 12 décembre 2015

Nuit de l'écriture

Cour, plus vite, allez, cour, ils sont derrière toi, avance, encore, dépêche-toi, ne regarde pas en arrière, fixe l’horizon, suis sa ligne, ton espoir. Est-ce que tu les entends chuchoter ? Sens-tu, leur souffle contre ta nuque ? Tu n’es pas assez rapide, ne veux-tu pas vivre ? Oui ? Alors vas-y, pousse la machine, fonce, défonce, mais ne tergiverse pas sur le comment du pourquoi. Ça n’a pas d’importance, fais-le, c’est tout.

Je déglutis péniblement. J’ai la gorge en feu, le cœur comme une bombe à retardement. De la sueur serpente le long de mon nez pour s’échouer sur mes lèvres craquelées. J’ai la cravate qui m’étouffe à force de voler en arrière, comme attirer par un aimant. Je tiens la valise, comme si je tenais ma vie. Désespérément.

Furieusement.

Ils sont justes derrière toi. Leurs pas se calquent à ton ombre. Tu ne m’écoutes pas, tu réfléchis trop. Je t’avais prévenue que ça serait dangereux, mais tu as persisté. C’est honorable. Ça le sera moins si tu te retrouves au fond du trou. Cour, allez.

J’essaye d’inspirer pour me donner un peu plus de force. Pour avoir l’espoir de déjouer les règles, mais ce n’est pas de l’air qui grimpe le long de mon œsophage, c’est une lame d’acier. Je me mets à tousser violemment, crachant du sang devant moi.

Ne t’arrête pas. Cour.

Je vais mourir. C’est une certitude qui s’insinue en moi, lentement, louvoyant jusqu’à mon âme. Elle crache son poison. Je suis touché, mortellement. Ça ne sert plus à rien, je ne sauverai pas la valise, mais ma vie ?

Ne t’arrête pas, je te dis. Trente millions, tu y penses un peu ? Tu seras libre. Tu sais ce que je veux dire ? Plus d’attaches, plus de boulets à ton pied. Tu sentiras à nouveau le vent sur ta peau. Cour.

C’était un plan foireux, je m’en rends bien compte, maintenant que je cours sur Sunset boulevard, vers le cul-de-sac de l’enfer. Une société en faillite, la mienne, non, celle de mon père. Sa déception, ses yeux accusateurs, comme si tout était de ma faute, puis, le ton froid, lointain, comme si déjà, l’invisibilité s’était gagnée de moi. Je n’ai pas de fils, a-t-il martelé. J’ai un empire, mais pas d’enfant à choyer, seulement un à disgracier. Alors si c’était comme ça, j’allais te plumer, vieux con. Cependant, j’avais peut-être sous-estimé la détermination de ce paternel, attaché à ses vieilles croyances et surtout, à sa parole et son honneur.

Allez, tu y es presque. Fais un dernier effort. Un ultime effort, en fait. Donne tout ce que tu as. Tu vois là-bas ? Dis, tu vois l’éclat doré sur le lit turquoise ? C’est ton billet vers le paradis. Je te l’offre, mais tu dois sauver la valise. Tu comprends ? Alors, cour.

J’avais volé les dernières économies de mon père, ainsi que les recettes magiques de ses pilules qui vous font voir la vie en rose, littéralement, et j’avais tout vendu à l’ennemi numéro un. Plus rien à perdre, tout à gagner. Mais voilà, je n’avais pas songé une seconde, que mon père pourrait être sérieux dans ses menaces et pourtant… Ne pas me retourner. Garder en tête l’objectif. Continuer à avancer, sentir l’asphalte chaud sous mes chaussures, ne pas se préoccuper de ma chemise blanche qui se teint de cernes jaunâtres et de mon pantalon qui se déchire. Prendre ce tournant, encore une foulée, inspire.

Oui, oui, oui.

Tout ce bleu m’éblouit, me fait presque flancher. C’est comme un feu d’artifice devant mes iris injectés de sang et de sables. Un cri s’échappe de mes lèvres, presque un sanglot. J’ai réussi, je vais me libérer de mes chaînes, enfin.

Vas-y, tu l’as mérité. Tu as sauvé la valise. Tu as gagné. Saute, vas-y, fais-toi ce plaisir, mon ami.

Je les entends en arrière, ils gémissent leur défaite. Ils ne pourront pas me rattraper à temps. Ils ont échoué, j’ai été plus fort, plus rapide qu’eux. J’ai la valise, j’ai les trente millions de dollars et j’ai mon billet vers un paradis doux et délicieux. Loin de ses yeux vides, loin de son reniement. Là-bas, je serai quelqu’un.

Oui, mais dépêche-toi. Vas rejoindre la lumière, va étancher ta soif, soigner tes blessures. Toutes. Elles guériront. Tu seras enfin reconnu. Marche la tête haute, les épaules en arrière. Fier. Tu n’es pas l’abdication de son amour, tu es prince. Ils te regardent tous, ils retiennent leur souffle. Ils sont tous là pour toi.

L’eau est d’une telle douceur, d’un tel délice, que des larmes de soulagement, même de bonheur, glissent doucement sur mes joues. L’auréole dorée m’envahit, me prend, me fait sienne. Elle me tire vers elle, m’attrape le corps, m’enlace, comme un serpent. Je suis sien. Je n’ai plus peur, tout est rose, tout est beau. Merci, chuchotais-je.

Tout le plaisir était pour moi, mon ami.

***

-Journal du dimanche, qui veut le journal du dimanche, le fils du milliardaire Trustman se suicide dans les eaux de la mer turquoise après avoir avalé des dizaines de pilules roses qui a rendu son père aussi riche. Pour savoir tous les détails, achetez le journal du dimanche.

FIN.