vendredi 11 mars 2016

Manochi



Je me raidis à ses mots. Mérité ? Cette vieille folle, qui se prenait pour ma tante, ne savait plus ce qu’elle racontait. Il était évident, qu’elle perdait la tête, qu’elle devenait sénile ou même pire ; elle devenait gâteuse. Le dragon de fumé continuait à me fixer de ses iris flamboyants. Il avait un rictus sinistre et ne cessait de gronder. Je voulus reculer pour fuir, mais je m’aperçus que je ne pouvais pas bouger, de même que ma tante. Elle était figée dans sa pose presque adoratrice. C’était sûr qu’elle l’avait invoqué. 

Elle savait.  

« Idiot »

Un ricanement méprisant s’éleva dans la petite salle à manger. Le dragon avança sa tête écailleuse vers moi et son souffle incandescent rosi mes joues. Je fis un mouvement instinctif pour me protéger, mais bien sûr, mon corps refusa de répondre. 

« Tu dois me la donner, c’est ainsi, il n’y a pas d’échappatoire. On ne se joue pas de Manochi ! »


Sa voix rocailleuse résonnait dans tous mon être. Pourtant, je ne voyais pas sa gueule remuer. Je déglutis et le suppliai du regard. 

-Tatie a tout découvert, c’est ça, hein ? C’est ce qu’elle voulait dire quand je suis rentré, quand elle a murmuré que j’avais commis une bêtise. Comment a-t-elle su, comment ? 

Ma voix dérape vers des notes aiguës de colère. Je sens mon cœur pomper mon sang et mes veines se gonfler. Pour qui elle se prend, cette pseudo-tante ? Je n’ai pas de famille, qu’une bonne femme, sans âge qui se fait passer pour tel, mais c’est un mensonge. Puis elle croit qu'elle peut me donner des leçons de vie ? Elle ne doit pas savoir elle-même qui elle a invoqué. Elle voulait me faire peur, mais elle va tout gâcher. Elle l'a mise en danger et maintenant, que vais-je pouvoir faire pour la sauver ? 


« Si je lève l’enchantement qui te maintien sur place, iras-tu honorer ta parole, ou dois-je prendre les devants pour payer ma tribune ? »

Je vais la tuer. Ne sait-elle pas ce qu’elle a engendré ? Bien sûr que non, sinon, elle ne l’aurait pas invoqué, pour me foutre la frousse, comme si j’étais encore un gamin de dix ans. 

-J’ai déjà baisé cinq prostituées, tatie, dis-je soudain, j’ai vu un homme se faire trancher la gorge sous mes yeux, parce qu’il n’avait pas payé son dû au Patron, alors, non, je ne suis plus un enfant, je suis un homme à présent, tu m’entends ? Hurlais-je, en sentant le feu m’embraser. 

Le dragon ricana.

« Tu es divertissant, dommage que tu sois aussi con. J’aurais bien aimé te laisser une chance, simplement, parce que tu as tellement tort sur tout, croyant pourtant fermement le contraire, que te regarder évoluer m’aurait procuré un délicieux plaisir. Mais je n’ai plus le temps de m’amuser, je suis lasse et quand je m’ennuie, j’exige qu’on se mettre à genoux devant moi et qu’on psalmodie mon nom. » 

Sans que j’aie le temps de cligner des paupières, ma chaise valdingua dans la pièce et alla s’écraser contre le mur dans un fracas infernal. Mon corps mu par une force invisible tomba violemment sur le sol, à genou. Je serai la mâchoire devant cette offense. 

« Je la veux. C’était le marché. »

-Non. 

Il m’observa, laconique, puis, je le vis se gonfler et devenir immense. Il se retourna, ondula vers ma tante et ouvrit grand sa gueule et l’engloutit d’un claquement de mâchoire. J’entendis les os explosé et le sang de tatie alla repeindre le mur derrière elle. Manochi se retourna vers moi, sa langue de serpent frétillant de sa bouche. Il se pourlécha les babines, les yeux pétillants de gourmandises. Je respirais très vite, essayant de calmer les hauts de cœur qui m’assaillait. Ne pas lui montrer que j’avais peur, ne pas lui donner cette satisfaction. Quand il eut terminé de déguster le liquide rouge qui suintait sur sa gueule, il flotta vers moi, le regard hostile. 

« Ça suffit, maintenant, tu me la donne, tel que nous l’avions convenu. Tu as eu ce que tu voulais, tu as goûté au plaisir de la chair, n’est-ce pas là ce que tu croyais vouloir plus que tout ? »

Je détournai les yeux. Il savait. 

« Bien sûr que je sais, gamin. C’est ce que tu es, un enfant. Tu voulais te faire croire que tu étais un homme, tu voulais goûter la chair et l’argent, faire comme tout le monde, mais au détriment de quoi ? Tu croyais ne pas l’aimer, que tu pouvais jouer avec elle, t’en débarrasser, comme on jette un objet, une fois utilisé. Tu as crû que ça serait facile. Qu’était-ce un béguin, contre cent mille dollars et cinq putes expérimentées. Tu as peut-être dix-sept ans, mais tu n’es qu’un idiot de gamin qui a voulu jouer dans la cours des grands, alors, assume maintenant. »

-Non. 

Il avait raison. J’avais joué l’innocence de ses yeux céleste pour du pognon et du sexe. Je croyais qu’en bout de ligne, je pourrais tout avoir, l’argent, l’expérience et l’amour. Alors un soir, j’étais allé voir la chamane du coin et lui avait rapporté un charme d’écureuil en échange d’un vœu. Je m’étais dit qu’une fois que j’aurais tout, je m’enfuirais. C’était ce soir, que nous devions nous enfuir. Elle m’attendait, en bas et je n’allais pas laisser ce dragon de pacotille me la prendre. Je devais être plus malin que lui.

-D’accord, d’accord. Vous avez raison, je me rends bien compte que je suis jeune et il existe tant de fille dans ce monde, j’ai le temps d’en trouver une qui me convienne. Je vais aller la chercher.  


« Elle sera ma reine, elle connaîtra le bonheur et la volupté avec moi, ne lui refuse pas ça, par égoïsme »

Ce dragon délirait. Il avait passé la date de péremption. Il fallait que je la sauve.  


-Redonnez-moi ma liberté de mes mouvements et je vous l’amène dans l’heure.  Il me jaugea, mais je ne cillai pas.  

« Qu’il en soit ainsi, alors. »

Sa voix caverneuse se réverbéra sur tous les murs. La chair de poule gagna tout mon corps et un long frisson me secoua. Je me levai doucement, mais titubai quand tout le poids de mon corps se retrouva sur mes deux jambes. Je me rattrapai de justesse à la table, mais fis tomber le bol de nouille. Manochi renifla dédaigneusement et voltigea vers la porte. Il l’ouvrit d’un coup sec et celle-ci sortit de ses gonds. 

« Ramène là moi. Tout de suite. »

Je m’inclinai en murmurant un merci inaudible et me jetai dans la cage d’escalier et dévaler quatre à quatre les marches. Mon temps était compté. Il fallait que je la sauve, que je la mette en sécurité. C’était tout ce qui comptait. J’ouvris la grande porte métallique, couru jusqu’au bout de la rue et la vit, là, assise sur le banc de bois sous les fleurs de cerisier. Elle portait sa petite robe de soleil d’un rose aussi doux que ses traits qui s’illuminèrent à ma vue. Un sourire magnifique éclaira ses yeux azur et elle se leva d’un bond. Le vent joua dans sa chevelure d’un châtain caramel et je sentis une bouffée d’amour gondolé dans tout mon corps pour venir dilater mon cœur jusqu’à ce que j’en aie mal. Quel idiot j’avais été de croire que je pouvais la remplacer par ces femmes aux mœurs légères. Elle était si belle, si douce et elle me regardait comme si j’étais son lendemain. À cet instant, elle me fit penser à un magnifique lys blanc qui pousse sur les plaines les matins d’été. Je lui fis un signe de la main et m’avançai vers elle. 

« Un pacte est un pacte, petit. Je prends mon paiement, la vie de ta copine, à l’instant et tu apprendras que personne n’essaye de duper Manochi. Il faut être idiot pour croire que je n'avais pas compris que tu voulais t'enfuir avec elle. »

Dans la quiétude de ce matin de juin, un bruit de ferraille qui percutait un corps, pour ensuite aller s’encastrer dans un lampadaire déchira le silence. On entendit longuement les hurlements d’agonies et en écho, les pleurs d’un gamin de dix-sept ans. 

Fin.

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