vendredi 5 juin 2015

Le prix de la liberté



 Une petite nouvelle écrite hier. Il n'y a aucun thème. 




Le ciel était gorgé d’un jaune moutarde brumeuse, strié par de minces lignes gris anthracite. Au loin, les détonations résonnaient comme le passage d’un millier de chevaux. Parfois, dans ce vacarme assourdissant, des cris intolérables à entendre, comme si la mort se moquait, bouleversaient les centaines d’hommes qui essayaient, malgré la terreur prise en étau autour de leur gorge, de se reposer un peu. Un sommeil bien volatile pour la plupart et pour les autres, qui semblaient paisibles, il fallait sonder leurs songes pour contempler toute l’horreur qui les peuplaient. Des corps démembrés, du sang en flot indomptable et des amis, perdus à jamais.


On lui avait dit d’aller se reposer. Qu’il le fallait, car à même pas sept lieues, les envahisseurs avançaient. Lentement, mais déterminés, semant sur leurs chemins, une mort aussi certaine que l’aube qui se lève chaque jour. Leurs sillages, disait-on, étaient imprégnés par la désolation et la putréfaction. Un cauchemar dont on ne se réveillait pas.


Mais le soldat, refusait d’écouter les ordres et fébrilement, il répondait à la lettre qu’il venait de recevoir. Il était assis sur une chaise de fortune sous une tente dont les battants, claquaient au vent. Une odeur de chair brûlée flottait près de lui. Il essayait de l’occulter pour ne pas que son cœur, déjà si inquiet, bondisse dans un rythme effréné contre sa poitrine. Il avait besoin de concentration, ultime effort qu’il lui devait, pour ne pas que sa main tremble et trahisse la terrible vérité.


« À toi mon amour,

Ta lettre m’a procuré une telle joie. J’aurais voulu être à tes côtés, pour voir notre fille naître, mais par la photo, je constate qu’elle est aussi jolie que toi. Je te remercie tant, de me l’avoir envoyée. Elle est le rayon de soleil de mes journées, qui sans te mentir, sont enténébrées ces derniers temps. Beaucoup sont morts, amour, mais ne te soucie pas de ma santé. Je vais bien et si je prends la peine de coucher sur papier ces mots, c’est que j’ai de merveilleuses nouvelles. Je rentre demain. Nous serons enfin réunis après dix longs mois de séparation… »



Le vent tomba soudainement, laissant une moiteur puante s’installer. Le soldat releva la tête, étonné par ce soudain calme. Même les oiseaux, d’ordinaire si pimpants à cette heure, s’étaient tus. Une sourde angoisse comprima la gorge du soldat. L’urgence de terminer sa lettre, le préoccupa à un tel point, qu’il n’entendit pas l’agitation qui commençait à gronder autour de lui.



« … J’arriverai, avant ma lettre, mais je tenais tout de même à t’exprimer tout ce que mon cœur ressent pour toi et notre fille. Ainsi, restera à jamais, quelque part la trace de l’amour que je te porte… »



Un par un, les soldats qui étaient couchés, se réveillaient en sursaut, certains, incapables de se souvenir de l’endroit où ils étaient. Bienheureux furent ceux-là, car jamais, ils ne comprirent ce qu’ils leur arrivèrent. L’ennemi, supposé être encore à une journée de marche, était apparu, tel un spectre funeste, sur les plaines endormies de ce matin de juin. Le jour se levait, aurore cotonneuse aux tons d’hydromel rosé, mais qui pourrait encore en témoigner, le soir venu ? Les soldats se précipitaient, piétinaient dans leurs hâtes, ceux qui n’étaient pas aussi rapides, pour attraper leurs armes. Une cacophonie monstre, s’installa, mélangeant peur, cris de guerre et cris de douleur. Pourtant, James ne lâchait plus son crayon, frénésie presque hystérique, de donner ce qui restait de lui, à celle qu’il aimait plus que la vie.


« …J’ai toujours crû que notre guerre était juste. Pourtant, j’entrevois la vérité et celle-ci, n’est pas glorieuse. Avais-je besoin des honneurs, est-ce pour cela que nous nous battons ? Pour mourir dignement ? Tout me semble futile, à cet instant précis où je regarde les yeux lilas de notre fille et son doux sourire. Je comprends enfin, ce que je cherchais ici. La vie, n’existe que par l’amour des autres et non dans leurs morts. C’était si facile et pourtant… »



Une violente explosion, tout près celle-là, secoua la plaine, rasant cent hommes, en blessant cent autres. Des chevaux hennirent paniqués ou blessés eux aussi. Des ordres furent donnés. De la fumée s’élevait dans le ciel à présent cobalt.



« …Je dois terminer cette lettre, car elle ne partira jamais, si je m’éternise. Sache que je trépigne de te serrer dans mes bras et de pouvoir sentir à nouveau, ton corps contre le mien. Ne perds jamais ton sourire, mon amour, quoiqu’il arrive, tu as été l’ange qui veillait sur moi. Un nouveau monde se lèvera demain, je te le promets, si tu peux encore croire en l’amour. Ne perds pas la foi, jamais je n’ai cessé de penser à toi. Il me tarde de cajoler notre petite fille. Prends soin d’elle d’ici mon retour.


Je t’aime tant.

James »



James se leva, enfila son casque et prit son fusil. Il rangea la lettre dans la poche de sa veste militaire. Il sortit de la tente et contempla, consterné, ce que l’homme avait fait du cadeau sacré de la vie. Une larme coula sur sa joue qui déjà, se salissait de suie. La plaine était recouverte de sang, un rouge profanateur qui serpentait entre les dépouilles. Ses amis, frères et pères, gisaient tous à ses pieds, morts ou agonisants une mélopée funèbre. Il ne restait plus que quelques survivants, s’enfuyant lâchement pour préserver la minuscule étincelle de vie qui battait encore en eux. L’horreur ondula dans les veines de James, quand il discerna non loin de lui, son meilleur ami. Il regarda à gauche, puis à droite, mais ne distingua personne. L’envie de fuir, lui aussi, le tenaillait, mais il ne put se résigner à le laisser pour mort. Il courut, le ventre à terre, la peur lui tenant la main rejoindre celui qui l’avait déjà sauvé deux fois. Il ne vit pas, trop préoccupé par son objectif, sortant de derrière une tente, un ennemi aux yeux vides, armés de rancœur et de haine, le mettre en joue et tirer. La balle, petit objet pourtant si insignifiant sans l’arme, le percuta de plein fouet. Il tituba de stupeur, plus que de douleur. L’ennemi, ébloui par son tir prompt, lâcha un cri victorieux. Un cri, dénudé d’humanité qui se réverbéra le long de chaque cadavre au sol. James tomba à genou, une main sur la poche percée où dormait la précieuse lettre, pleurant des larmes de sang. Sa bouche s’ouvrit, laissant souffler un murmure rauque entre ses lèvres qui devenaient exsangues, une phrase qui emporta les derniers filaments argentins de sa courte vie :


-Ne perds pas ton sourire, amour.



Fin

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