samedi 6 février 2016

20 000 verres sous les cendres

-Combien de temps ?
-Moins de trois minutes.
-Il ne viendra pas. C’est trop tard.
-Il l’aime, il sera là, attendons encore.
-Les jeux sont faits, deux minute quarante.
-Il neigera à minuit.


***
Il foule à peine le trottoir, ses sens sont décuplés, son cœur palpite furieusement contre sa poitrine. Une lance de feu lui brûle la gorge. Il voudrait reprendre son souffle sans avoir la sensation d’avaler des lames de rasoir. Il l’entend, dans sa tête, le supplier de se dépêcher. C’est pour bientôt.

Il neigera à minuit.

Il doit l’arrêter.


***
Elle se regarde dans le miroir et peine à reconnaître les traits qui sont les siens. Ils l’ont salement amoché.

Pour s’amuser.

Pour le punir.

De ses longs doigts fins, elle sillonne le chemin des cicatrices sur sa joue vers sa lèvre inférieure enflée et tuméfiée et de sa tempe vers son arcade sourcilière gauche. Les plaies sont encore vives, dessins d’un enfant qui n’aurait pas su retenir sa colère. C’est un outrage à sa beauté, à sa jeunesse. La porte s’ouvre. Ils sont là. Silhouettes vêtues de costumes de carnaval aux visages peinturés de faux sourires rouge framboise.

Grotesque. 


-C’est l’heure.
***
L’horloge sonne son premier coup de minuit. Plus que onze. Sa cape virevolte derrière lui, tandis qu'il court, le cœur lourd, les yeux noyés de désespoir.

-J’arrive, amour.

Des passants se retournent, lui lancent des regards inquiets. Il leur fait peur. Mais ils ne savent pas ce qu’est la réelle terreur, ils ne comprennent même pas le sens de ce mot, ils sont si insignifiants dans leurs naïvetés, si… Ridicule. Il ne daigne même pas les regarder. Il tourne le coin de la rue, dérape sur une plaque de glace, se rattrape de justesse à un poteau de lampadaire qui verse sa lumière crue sur l’asphalte traitresse.

Plus que dix secondes.

***
-Tu sais que tu étais mignonne dans ton genre ?
-Elle le sera encore plus dans neuf secondes.
-Il n’est pas venu, finalement. Il l’a laissé, il l’a abandonné.
-Non, il est là, tout près, mais il sera trop tard d’une seconde.
-La vie n’est que des moments manqués. Il aurait dû faire le choix de nous la donner.
-Nous l’avons.
-Oui, mais plus pour longtemps.
-Et lui, il ne l’aura plus jamais.
-Il neigera.
-À minuit.

***
Ils l’ont vêtue d’une robe blanche, ont brossé sa longue chevelure couleur des blés au soleil d’été et ont noué des rubans blanc et gris autour de ses poignets. Elle est pieds nus sur le haut de l’immeuble à plus de cinquante étages. Aucune lune ne brille dans le ciel noir. Elle cherche des étoiles, pour se rassurer, pour se sentir moins seule et elle ne retrouve que le néant. Un puits de ténèbres, prêt à l’engloutir. Prêt à la prendre. Elle entend presque sont chant mortel. C’est une litanie des âges anciens, des jours sans lumières.

Tout ça pour trois millions de dollars.

Tout ça pour rien.

***
Il déglutit, sentant toutes ses forces l'abandonner. Son âme sait déjà ce que son cœur refuse d’admettre. Il a joué et il a perdu. Un coup de roulette de trop où il a placé l’amour en gage. Trois millions et leur liberté, trois millions ou la mort. Noir, rouge, noir, rouge… Noir. Échec et mat.
***
Le vent fait claquer sa robe sur ses jambes nues. Le monde est à ses pieds. Tel une princesse à la couronne dorée, mais au destin funeste. Ils ne la voient pas, n’ont aucune idée de ce qui se trame juste au-dessus d’eux. Ils sont aveugles et bornés, par choix. Qu’est-ce sa vie, à comparaison de la leur ? Elle ne sera qu’un fait divers parmi tant d’autres, demain, sur les pages grises des journaux. Que de l’encre et des souillures sur les doigts.

Un désagrément qu’on aura vite fait de jeter.

Il va neiger à minuit.


***
-Ça va être magnifique.
-Sublime.
-Vas-y, elle est prête, lui aussi, il vient d’arriver.
-Faisons honneur à leurs rangs.
-À toi la charge d’écrire l’histoire de demain.
-Un plaisir si simple.
-Pour un mauvais numéro.

***
L’explosion rampa le long de l’immense tour, se faufila jusqu’au sol et éclata si fort que tous ceux qui étaient à moins de dix mètres, furent tuer sur-le-champ. L’immense souffle chaud le propulsa cent mètres plus loin, arrachant sa valise de ses mains, écrasant sous son poids sa jambe droite et brûlant la moitié de son visage. Il voulut ouvrir la bouche pour hurler, puis, il la vit. Ange auréolé de blanc qui se brisa en 20 000 morceaux de verre et de confettis sous une avalanche de cendres. Ils l’avaient fait sauter de l’édifice avec des paillettes blanches scintillantes et l’explosion était d’une telle violence qu’il entendit des centaines de murmures qui disaient :

-Il neige, regardez, il neige.

FIN.

2 commentaires:

  1. Bonjour Éphémère, c'est ma première visite ici. Je suis agréablement animée par une aussi belle plume, wow, on en redemande. J'y reviendrai!

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  2. Bonjour Nanou La Terre. Merci beaucoup pour ton commentaire et ta visite ici. Ça me fait très plaisir si en plus, ça t'a plu. :)

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